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jeudi 21 avril 2016

Rien d'autre que la vie - Chapitre 1

RIEN D'AUTRE QUE LA VIE
A paraître le vendredi  6 mai



1

LA NOUVELLE



Septembre 2007

  Des cartons entassés çà et là jonchaient le sol, éparpillés aux quatre coins de la pièce principale. Tout dans ces lieux n'était que poussière. Laurent n'était plus, et faire le tri dans ses affaires était une corvée pour Lise. Elle savait cette opération incontournable, nécessaire, mais ô combien pesante à son goût. Tout près d'Orléans, la petite maison enfouie sous les arbres, baignée dans la pénombre de cette fin d'après-midi, dominait un jardin à l'abandon. Dans le salon où ils étaient installés, seuls les rayons d'une lumière diffuse filtraient à travers le carreau exposé à l'Ouest.
   — Regarde ce que j'ai trouvé... annonça Sébastien, en haussant les sourcils.
   — Tiens, une photo... Jamais vue, fit Lise, avec un sourire teinté de mélancolie.
   — Et c'est étrange, regarde : il y a une lettre avec, on dirait...
  La jeune femme s'empara des documents posés sur le bureau d'un geste plus brusque qu'elle ne l'aurait voulu.
   — Montre. C'était son écriture. L'écriture de Laurent.
   Les yeux de Lise, trente-deux ans, s'emplirent de larmes une nouvelle fois. Sa voix chevrotait. Elle s'était assise pour déplier la feuille qu'elle sentait frêle entre ses mains.
   Elle parcourait à présent la fine écriture, sobre et minutieuse. Ses yeux caressaient le papier, l'embrassaient, avides des lignes rédigées de la main de son frère, à la recherche des dernières traces qu'il avait laissées. Des vestiges d'une vie si vite envolée. Son compagnon, en retrait, avait pris place sur le fauteuil voisin du sien. Mal à l'aise, il attendait, n'osant rompre ce moment si intime. Un moment qu'il sentait important pour elle.
   Ils étaient la sœur et le meilleur ami respectifs de Laurent. Et ils formaient un couple. La vie fait parfois d'étonnantes associations.
   Laurent du haut de ses trente-six ans, était décédé une journée plus tôt. Une âme envolée, entre brusquerie et ironie du sort. La maladie ne l'avait pas laissé en réchapper. Le cancer des poumons, sombre et sournois, n'avait pas eu pitié... Il était déjà installé, perfide, quand se manifestèrent des toux chroniques vaguement louches, des douleurs thoraciques permanentes. Mais c'était trop tard. Il l'avait assailli en traître, indélogeable parasite. Et Laurent avait dépéri pendant près d'un an.
   Il s'était séparé d'Amélie, deux ans plus tôt. Il laissait derrière lui deux enfants de six et neuf ans. Son ex-compagne, d'ailleurs, devait débarquer d'un instant à l'autre pour récupérer des effets leur appartenant, ainsi que des objets personnels de Laurent, qu'elle leur remettrait plus tard. Amélie et Laurent ne s'étaient jamais mariés.

   Sa lecture terminée, Lise observa la photo, les joues ruisselantes de larmes. Son œil sagace se posa sur les traits fins de la jeune femme qui étreignait Laurent. Ce n'était pas Amélie. C'était bien avant. Cela datait d'au moins quinze ans en arrière, d'après un bref jugement de l'air juvénile de son frère. Ils devaient avoir dans les vingt ans tous les deux... Laurent affichait une légère gêne, pétrie de fierté, et néanmoins trahie par une retenue un peu alanguie. Il n'avait jamais été très démonstratif en amour. Mais là... Lise fut forcée de reconnaître qu'il ne s'agissait pas d'amitié. Non, Laurent ne se serait pas laissé enlacer de cette façon, même pour une photo. Il semblait s'enivrer du parfum de cette fille, et Lise se surprit à penser que la main d'ordinaire si timide de son frère emprisonnait son épaule pour mieux la retenir, la ramener plus près de lui. Elle détailla enfin la jeune femme. Jolie. Brune, les cheveux longs. Insouciante. Et surtout, amoureuse. Ses yeux étaient éclairés du feu brûlant de la passion, ses joues, rosies de l'ardeur de la jeunesse. Sorte de bonheur perdu au milieu du temps. Car c'était bien cela. Ils incarnaient l'amour. Lise retourna la photo à peine écornée. « Laurent et Anna - Juin 1992 » était inscrit au dos. Écriture inconnue. Laurent avait dû en prendre grand soin, vu son état intact. Que fabriquait-il avec cette photo ? Pourquoi avoir écrit cette lettre ?
   — Qui est cette superbe fille ? demanda Sébastien, sans préambule.
   — Je ne sais pas...
   — Tu ne la connais pas.. ?
   — Non.
   Lise, muette, fixait la vieille moquette, la mine songeuse.
   — Jamais vue ?
   Elle fit un signe de négation de la tête, les yeux dans le vague. Ses cheveux, ébouriffés, accentuaient l'incrédulité peinte sur son visage.
   — La lettre... Elle lui est destinée ? … À la fille de la photo ? se hasarda-t-il, l'étincelle de la curiosité dans les yeux.
   — Oui, il faut croire. Elle s'appelle Anna, c'est forcément la même.
   — Fais-voir, fit-il en tendant le bras vers elle.
   Il examina les inscriptions au verso.
   — C'était il y a quinze ans... constata-t-il.
   — Oui. Une partie de son passé qu'il ne nous a pas racontée. Tu le connais, il n'était pas très expansif.
   — Ce devait être au moment de ses études en dehors du département. Cela correspond à cette période.
   Sébastien l'observait d'un regard en coin, guettant sa réaction. En posant la photo à côté de Lise, il s'aventura à lui demander :
   — Et alors, que dit-elle, cette lettre ? Tu avais l'air bouleversée.
   — Tiens... balbutia-t-elle dans un sanglot, en se levant.
  Sébastien, hébété, prit la feuille qu'elle lui tendait de sa main tremblante. Il savait à quoi s'attendre. Car, s'il avait su masquer le secret de Laurent pendant des années à Lise, ce n'était pas pour tout lui dévoiler, maintenant qu'il était mort. Lise découvrirait elle-même ce que Laurent souhaitait qu'elle accomplisse. Il se rappela ce qu'Anna avait représenté pour Laurent. Et il n'en était resté que l'écume d'un amour inachevé, le sel de ses sentiments inavoués. Son regard troublé de l'émoi qui s'était invité en lui, Sébastien se redressa comme il commençait à lire, tandis que Lise s'éloignait, chancelante, vers la cuisine.


*


   — Tu es vraiment impossible !
   — Non, je suis juste sur les nerfs... Tu me tapes sur le système, j'ai beaucoup de mal à faire face en ce moment, expliqua Anna, essoufflée. Ses joues rouges venaient animer un visage trop pâle ces derniers temps.
   — Ça va être de ma faute maintenant ! s'indigna Guillaume en haussant ses épais sourcils bruns.
   — On t'a déjà dit qu'il ne faut pas contrarier une femme enceinte ? Tu en as eu l'expérience deux fois déjà, quand même.
   — J'imagine bien qu'à presque huit mois c'est dur, mais ce n'est tout de même pas la peine de m'en faire subir les conséquences... ! maugréa-t-il en tirant une chaise pour s'asseoir.
   — Tout ce que je veux, c'est que tu m'épaules. Je me sens pas épaulée, là comme ça...
   Son visage fané lui montrait combien elle était lasse.
   — C'est un dialogue de sourds, là... soupira-t-il en ouvrant la fenêtre.
   Sa voix était devenue rauque, un peu voilée, même. Il roulait de gros yeux, au comble du désespoir. Elle terminait de remplir le lave-vaisselle, sans égard pour les casseroles et les plats qui s'entrechoquaient.
   Dehors, les cris d'enfants qui jouaient s'amplifiaient, une odeur de grillades se répandait.  Guillaume songea soudain que les voisins, même à trente mètres, pourraient entendre leur querelle. Il se radoucit, et tenta de conclure, en se levant :
   — On ne se comprend plus. On discutera de tout ça plus tard. Tu es exténuée, va donc te reposer.
   Elle se retourna d'un coup, balayant l'air de ses cheveux devenus électriques. Sa mine rougie, ses yeux plissés, exprimaient toute sa colère.
   — Exténuée ? Moi ? C'est sûr que quand je te vois assis sans rien faire, je commence à l'être, exténuée !
   Il souffla et se rassit, lassé de cet échange stérile.
   — Anna, tu veux toujours tout diriger. Tout ce que je fais, ça ne te plaît pas. Ce n'est jamais fait comme tu voudrais. Je te connais par cœur. Voilà pourquoi j'ai laissé tomber avec toi. Mais encore une fois, on tourne en rond...
   A peine cette dernière phrase fut-elle achevée qu'elle quitta la pièce en claquant la porte, le laissant pantois sur sa chaise. Le soleil, piquant, perçait à travers la vitre de la véranda. Celle-ci, attenante à la cuisine, la prolongeait. Édifiée sur le flanc de la ferme à colombages, elle s'ouvrait sur une cour pavée ornée d'un jardin fleuri. Dommage que l'automne arrivât... Leur petit village de Normandie avait encore des accents estivaux à cette période.
   Cette matinée mouvementée laissait Guillaume perplexe. Près de quinze ans de vie conjugale avec Anna venaient de s'écouler. Il avait beau se défendre de vouloir décharger sa femme, il ne tentait plus de l'apaiser, puisqu'elle persistait à se comporter en éternelle insatisfaite. Il attribuait la manifestation de son mauvais caractère à sa grossesse, la fatigue prenant le dessus un peu plus chaque jour. En dépit de tout cela, il avait le sentiment de s'occuper à merveille de ses deux filles. Marianne, la ténébreuse, une adolescente de tout juste quatorze ans, indépendante et secrète ; et Lilou, un bout de chou de quatre ans et demi, pleine de vie, représentaient à elles deux le trésor de leur petite famille.
   Guillaume était un homme tranquille. Ses trente-sept ans lui conféraient respectabilité et crédibilité, mais il ne se prenait pas le moins du monde au sérieux. C'était un grand enfant. A l'image des adolescents, il s'habillait très large, plutôt « cool ». Il pouvait passer des heures en pyjama à taquiner le clavier de son ordinateur, ce qui avait le don d'exaspérer Anna. De façon paradoxale, il était assez manuel, sa créativité n'avait de cesse d'étonner son entourage. Encore fallait-il qu'il ait de bonnes idées de décoration pour la maison ou pour l'ornementation du jardin. Frôlant l’obsession, son goût pour la perfection avait le don d'être une source d'agacement pour beaucoup. Son métier de technicien informatique l'y obligeait certes, et même dans sa vie privée, le travail bien fait s'imposait comme une évidence dans tout ce qu'il entreprenait. Rares étaient les fois où il s'énervait.
   Sa peau mate donnait à Guillaume un petit air d'Italien du Sud. Grand, brun. Robuste. Son regard teinté de gris, jamais triste, était pénétrant car il était vrai. C'était un sportif, adepte de course à pied, qu'il aimait pratiquer avec Anna.
   Ces derniers temps, Guillaume avait mis de côté le sport pour mieux gérer les enfants. Du reste, il se retranchait davantage derrière son ordinateur et ses jeux, lesquels, selon Anna, n'avaient ni queue ni tête. Mais ces activités, qui semblaient inutiles, le détendaient. La part du quotidien avait pris tant d'ampleur ces semaines passées, qu'il avait un grand besoin d'isolement pour faire face aux changements qui s'opéraient.
   L'arrivée inattendue de Marianne au tout début de leur relation n'avait pas facilité les choses. Anna et Guillaume avaient vécu une quantité d'événements depuis leur rencontre. Ils étaient tombés l'un sur l'autre, dans l'une des bibliothèques de Caen, un heureux hasard. Il commençait alors son premier job de technicien informatique. D'innombrables beaux moments avaient succédé, des déboires aussi. Quatre années en arrière, à l'arrivée de Lilou, ils avaient bien failli se séparer. Quelle catastrophe cela aurait été pour les filles... La vie n'était pas meilleure non plus en ce moment. Il fallait croire qu'aux perturbations à venir, tout basculait. La peur de l'avenir, l'angoisse de l'inconnu. Une anxiété s'installait et fragilisait les caractères, chamboulait le semblant d'harmonie déjà précaire, presque instable.
   Anna, trente-trois ans, était sans conteste la femme la plus admirable qu'il ait connue jusqu'à ce jour, et son épouse depuis dix ans. Débordante de vie, cette grande et jolie brune à la longue crinière était professeur de sport dans un collège. Le charme de son envoûtante voix grave exerçait toujours son effet de fascination sur Guillaume. Sa silhouette évoluant au fil des mois, fine et imparfaite à la fois, lui allait à ravir. Son caractère était loin d'être facile, mais le sachant, il n'avait jamais cherché à lui en faire changer et, la plupart du temps, s'en accommodait sans rechigner. Au contraire, le côté bienveillant de Guillaume venait à point pour tempérer le trop-plein d'ardeur d'Anna. En arrêt depuis deux mois maintenant, elle sentait cette inactivité forcée lui peser comme un poids mort. Et elle disposait d'un peu plus de raisons valables de faire rugir son foutu tempérament.
   Il savait qu'il devait se modérer encore. Le visage défait de sa femme le lui faisait trop bien comprendre. Quelle difficulté pour lui qui, bientôt à bout de nerfs, s'abstenait de le montrer. Il s'interrogeait sur les prochaines années de cet avenir à cinq, sur les combats qu'il leur faudrait encore mener, quand la sonnerie du téléphone vint le tirer du vagabondage de ses pensées moroses.
   Il y répondit sans grand entrain.
   — Allô oui ? … Non, c'est Galion notre nom... Oui. C'est ça. C'est ma femme, oui.
   Silence. La mine surprise qu'il affichait ne le quitta que lorsqu'il se leva.
   — Attendez, vous voulez bien ? Je vais vous la chercher.
   Le combiné à la main, il sortit par le vestibule, les sourcils froncés, ne sachant où la trouver d'emblée.
   — Anna, téléphone ! jetait-il à la volée en traversant le rez de chaussée.
   Il continuait de marcher, troublé, arpentant la maison de pièce en pièce. Comme dans un jeu de cache-cache, il prit une expression amusée :
   — Anna... Où es-tu... ?!
   Il enjamba les trois premières marches de l’escalier qui menait à l'étage.
   — Anna ?
   Il continua. Arrivé au premier niveau, il entra dans leur chambre.
   Il s'immobilisa, regarda autour de lui.
   — Anna, tu es là ?
   C'est là qu'il la vit adossée au mur perpendiculaire à la fenêtre ouverte. L'air frais du matin se répandait par vagues légères, et on entendait le chant des oiseaux. C'était agréable. Anna aimait s'accouder à la fenêtre pour respirer la campagne.
   — Anna, ma chérie, téléphone pour toi, annonça-t-il d'une voix douce.
   — Je l'ai entendu sonner. Je pensais que c'était ta mère, dit-elle sans grand intérêt.
  Elle ne le regardait pas. Sous son attitude détachée, son profil affichait sa rancœur. Il sentait sa colère pas tout à fait refroidie.
  Elle leva soudain la tête, ses longs cheveux noirs en bataille, puis oscilla, demandant avec une curiosité manifeste, l’œil étincelant :
   — C'est qui ?
   — C'est une certaine Lise. (Il avait plaqué contre lui l'émetteur du combiné pour que son interlocutrice n'entende pas). Et le truc surprenant, c'est qu'elle t'a demandée par ton nom de jeune fille.
   Les yeux qu'elle écarquillait ne cachèrent pas son étonnement. Ils s'éclairèrent soudain d'une lumière troublante. De sa vie, elle n'avait entendu qu'une seule fois ce prénom. Lise.
   — Ah... ? Et que me veut-elle ?
   — Aucune idée... Tiens, lâcha-t-il en lui présentant le sans-fil.
  Elle agrippa le combiné en fronçant les sourcils, le colla à son oreille, puis sans se presser, passa devant lui. Guillaume la regarda se diriger vers le bureau. Il entendit le bruit d'une porte que l'on ouvre, puis les bribes d'une conversation feutrée, masquée par le vrombissement d'une tondeuse à gazon. Sans se poser de questions, il s'éloigna à petits pas rejoindre les marches de l'escalier.

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